« Nettoyage à domicile. Travail soigné. Tarifs blanchisserie… » Vingt fois que je relis ces mots peints sur la vitrine. J'ai bien un livre dans mon sac à main, mais je n'aime pas lire debout. Je pourrais revenir plus tard, lorsqu'il y aura moins de monde. Mais le flux humain est imprévisible et si je pars maintenant, j'aurai à jamais perdu les dix minutes déjà passées à attendre. Il faudrait être capable de se décider très vite : garer sa voiture, arriver devant le pressing, estimer d'un coup d'œil la durée de l'attente et faire demi-tour. Or je ne suis pas rapide, j'hésite, je tergiverse et je me retrouve coincée derrière la nuque épaisse d'un monsieur à pellicules, tandis que ma robe de mariée flotte, irréelle, au-dessus de l'employée en blouse rose.


 

Il manque un bouton, un malheureux égaré sur la trentaine rangée tout le long du dos comme un chapelet de dents de lait. Il a dû tomber au nettoyage. Bon, je ne vais pas en faire un drame, de toute façon je ne remettrai pas ma robe demain matin. Ni jamais, d'ailleurs. Absurde, quand on y pense, de dépenser cent euros pour rendre sa fraîcheur virginale à ma défroque d'épousée. J'aurais aussi bien pu la jeter depuis le pont des Arts, regarder le jupon s'ouvrir en parachute, le courant emporter l'organdi jusqu'à ce que la blancheur du tissu se confonde avec les vaguelettes. Mais voilà, je suis aussi peu romantique que résolue, deux atrophies du cerveau auxquelles je dois de respirer cette odeur suffocante de pressing en attendant que l'on me rende une robe immettable qui va envahir la moitié de ma penderie.



 

Une dame dont je ne vois que les orteils peints et les épaules sciées par les bretelles d'un soutien-gorge s'appuie sur le comptoir, délimite un territoire dans lequel il n'y en a provisoirement que pour elle. Peau sèche, varices en plan de métro, chairs vaincues par la pesanteur, l'été tombe sur cette femme avec son cortège de petites horreurs. L'employée lui pose sur le bras un plastique qui accroche à la peau et protège un tailleur saumon, cette couleur déprimante de petit-four et de glaïeul dont ma mère avait affublé les demoiselles d'honneur. Rosalie, Solenn, Lucie portant mon voile, pressées dans mon dos comme une grappe écœurante de sucre et de crème fouettée. Toute la noce évoquait le palais de dame Tartine. François lui-même avait l'air d'une motte de beurre prête à fondre pour mes beaux yeux.


 

En vérité, c'est moi qui ai failli fondre en larmes lorsque son « oui » a fait de lui mon époux.


 

Difficile à dire, ce « oui ». On l'a tellement entendu au cinéma, à la télévision, lu dans les livres qui finissent bien qu'on a du mal à lui donner une couleur personnelle. Doit-on le murmurer en baissant les yeux, le faire vibrer clair en regardant l'élu en face, marquer un temps de réflexion pendant lequel l'église entière fait semblant de croire au suspense ? À moins d'être acteur de métier, on ne pourra jamais empêcher ce « oui » galvaudé de sonner un peu faux.



 

Il fait chaud, mes jambes sont lourdes et le monsieur à pellicules a des auréoles sous les bras. La dame aux orteils en technicolor lève le camp après avoir compté deux fois sa monnaie. Encore une qui est passée à l'euro avant d'avoir compris que plus personne ne parle en anciens francs.


 

Un jeune homme en bermuda tend son ticket. Si seulement il avait la bonne idée de réclamer un pantalon ! Je déteste les mollets poilus des hommes. François, lui, n'a pas un poil sur le corps. Il a une peau douce et blanche de jeune fille élevée sous cloche. L'amour est question d'épiderme, je confirme !


 

J'ai fait des jalouses en épousant François et sans doute aussi quelques malheureuses. Sophie avait du mal à sourire, ses vœux de bonheur lui arrachaient la bouche. Caroline a passé la soirée à rire trop fort, en fille qui dit ne pas croire à l'amour mais demande chaque soir au petit Jésus de lui envoyer un seigneur et maître dans les plus brefs délais. Quant à Morgane, elle a dansé avec mon cher et tendre un slow qui ressemblait à celui de la dernière chance.

 

Le jeune homme n'est pas près de quitter son bermuda : l'employée lui emballe une combinaison de soie blanche, très sexy avec sa dentelle et ses rubans. Il doit être très intime avec la propriétaire de la nuisette. Je l'aurais plutôt imaginé avec une grande fille aux fesses larges, aimant la marche en montagne avec un sac à dos et des baskets odorantes, le soir, dans le dortoir du gîte. On se fait tant d'idées sur les gens ! Hier, j'ai vu à Monoprix un monsieur très vilain et plus tout jeune qui payait sans complexe plusieurs paquets de préservatifs. Les moches aussi ont leurs petits bonheurs. Mais tout de même, une fille en nuisette avec un type en bermuda…


 

Sous ma robe de mariée, j'avais la panoplie complète dont rêvent tous les jeunes mâles normalement constitués : bas, porte-jarretelles, lingerie fine. Il n'a même pas remarqué ! Dès le lendemain du mariage, je suis revenue à une solution économique et confortable : mes culottes Petit-Bateau. Là non plus, aucun commentaire. C'est à cette absence de réaction que j'ai compris l'essentiel : le mariage n'est pas une fin, mais une simple borne sur un chemin à poursuivre.


 

Il y a encore deux clients avant moi et quelques-uns derrière. L'employée m'a reconnue et me fait un signe amical. Je ne suis entrée qu'une fois dans ce pressing, mais elle m'identifie à cette robe de princesse d'un jour. Des têtes se tournent vers moi, on me sourit. Me voici de nouveau tout auréolée de la gloire du mariage, un peu gênée d'attirer les regards sans avoir rien fait d'autre que me plier trop jeune et comme des millions d'autres à une coutume dépassée. Ces yeux curieux semblent me débarrasser de ma jupe en toile et de ma chemise d'homme pour faire glisser par-dessus ma tête ces jupons et ces froufrous. Quelle désolation ce serait de me retrouver noyée de blanc alors que j'ai un shampooing de retard et le rimmel buissonnier ! Cela me rappelle l'essayage de la robe au rayon mariage du grand magasin, l'effort d'imagination pour ajouter en pensée au-dessus du décolleté une peau abricot, un chignon à boucles et le maquillage de Garbo pour éviter le nez qui brille. Même à deux mille euros la robe, tout reste encore à faire pour être présentable le jour J.


 

La sueur coule le long de mon dos, je vais me liquéfier sur place. Les machines à repasser s'activent à longs jets de vapeur pour la dame en bleu qui vient de faire un scandale. Le costume de son mari n'est pas prêt, une apprentie affolée bâcle un dernier coup de fer. Je laisserais bien tomber cette robe pour me précipiter sous une douche froide, mais l'employée ne me lâche plus de ses œillades complices. L'emballage de ma robe sera le clou de sa journée et je n'ai pas le cœur à lui ôter ce plaisir.


 

La dame repart enfin retrouver le monsieur qui va avec le costume, un goujat garé sur le trottoir.


 

Le seul costume que François ait jamais possédé était encore par terre au fond de l'armoire la semaine dernière. Quant à celui qu'il portait pour notre mariage, il l'avait loué. Et si je louais cette relique à de jeunes mariées désargentées ? Je pourrais aussi la céder à Morgane. Elle s'est donné tant de mal pour décrocher une demande en mariage !


 

Le monsieur à la nuque épaisse pose son ticket sur le comptoir. Sans un mot. L'ordre est dans le regard. Monsieur n'adresse pas la parole au petit personnel et doit être le premier à se plaindre de n'avoir personne à qui parler. Je ne me hasarde plus à faire des pronostics sur les vêtements des uns et des autres, pourtant je verrais bien ce type repartir avec une cravate club et un imperméable mastic.


 

Perdu ! Enfin, pas pour tout le monde.


 

Une épingle de nourrice transperce la manche de la doudoune violette. La tache n'est pas partie, l'employée dit qu'on ne peut rien faire si l'on n'en connaît pas l'origine. Je ne dis rien mais je sais, moi, que c'est le gâteau aux framboises qui a coulé dessus dans le coffre de la voiture. Indélébile, cette tache, c'est bien pourquoi je ne portais plus cette doudoune. François l'a abandonnée dans la rue avec d'autres vieilleries dans des cartons et quelques meubles en pièces détachées. Ce type et ses pellicules font les poubelles et apportent leur butin au pressing ! Je lui dirais bien deux mots, non pour l'humilier, juste pour savoir s'il y avait aussi la petite jupe rouge que je portais lorsque j'ai rencontré François.


 

— C'est pour la robe de mariée, n'est-ce pas ?

 

L'employée me regarde avec gourmandise.


 

— J'ai eu du mal avec les taches de boue au bas de la jupe mais tout est parti. Vous avez eu mauvais temps ?


 

Cette fille devrait faire détective. Je lui donne trente secondes pour m'asséner un « mariage pluvieux, mariage heureux ».


 

Gagné ! Elle lisse la robe de sa main avec des gestes d'amoureuse. Ma robe précieuse et dérisoire sauvée par hasard des décombres de notre mariage.


 

— Le bouton manquait déjà, précise-t-elle, une note d'inquiétude dans la voix.


 

Je hoche la tête, je ne sais plus. Je revois ma robe en boule parmi la vaisselle dépareillée, les meubles délaissés sur le trottoir. Six étages plus haut, une fenêtre cligne de l'œil, celle de notre nid d'amour, vidé, nettoyé, prêt à être rendu à ses propriétaires. Je me cache en voyant François sortir de l'immeuble et monter dans la voiture de Morgane qui les emmène vers leur nouvelle vie commune.


 

L'employée me tend mon paquet.


 

— Voilà, madame, elle est comme neuve. Navrée que vous ayez eu mauvais temps. Mais tout s'est bien passé quand même, n'est-ce pas ?


 

Je la regarde, stupide.


 

— Très bien, oui, vraiment très bien. Une belle fête !


 

Comment avouer à cette pauvre fille que ces taches sont vieilles de dix ans, comme mon mariage annulé ce matin ?


 

Je sors en courant, partagée entre un fou rire et un sanglot que j'étouffe en serrant ma robe contre moi.

 

© L’Archipel


  


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