C’était, affirma mon épouse, la chose la plus affreuse qu’elle eût jamais vue. Force me fut de reconnaître qu’elle avait raison. L’événement n’était pas des plus ordinaires, entre nous. À mesure qu’elle approchait de son soixantième anniversaire (avec toute l’aisance et la grâce, devrais-je ajouter, d’une joyeuse procession funéraire trébuchant entre des tombes), Eleanor supportait de moins en moins les opinions contraires aux siennes. Inévitablement, les miennes s’avéraient plus souvent contraires que celles des autres, c’est pourquoi toute forme d’accord faisait l’objet d’une belle, bien que discrète, célébration.

 

Nous avions fait, avec Norton Hall, une merveilleuse acquisition. C’était une demeure campagnarde de la fin du XVIIIe siècle, assortie de jardins d’ornement et de vingt-cinq hectares de bonnes terres. Ce joyau architectural promettait d’être pour nous une résidence idéale, suffisamment modeste pour qu’on la gérât sans peine, suffisamment spacieuse pour que nous pussions nous éviter l’un l’autre durant une bonne partie de la journée. Hélas, ainsi que ma femme n’avait pas manqué de le faire remarquer, la « folie » construite au fond du jardin se révélait d’une tout autre facture. C’était une horrible maison disgracieuse, flanquée de piliers rectangulaires dépourvus de fioritures et coiffée d’une coupole blanche et nue, surmontée d’une croix. Comme il n’y avait pas de perron pour accéder à l’intérieur du bâtiment, l’on n’y parvenait qu’à condition de se hisser d’abord sur le soubassement. Les oiseaux eux-mêmes l’évitaient, lui préférant un chêne tout proche, dans lequel ils piaillaient nerveusement comme des vieilles filles à une fête paroissiale.

 

Selon l’agent immobilier, l’un des anciens propriétaires de Norton Hall, un certain M. Gray, avait fait ériger la folie en souvenir de sa dernière épouse. Je songeai qu’il n’avait pas dû beaucoup aimer sa femme si c’était là le monument qu’il lui avait consacré. Je n’éprouvais en règle générale qu’une affection mesurée pour Eleanor, mais, même à moi, elle ne déplaisait pas assez pour que je pusse jamais faire bâtir une telle monstruosité à sa mémoire. Au moins, j’eusse arrondi quelques angles et planté, en haut du toit, un dragon qui eût évoqué la chère disparue. M. Ellis, le précédent acquéreur, avait commencé de s’en prendre au soubassement, mais sans doute s’était-il ravisé, car les dégâts avaient été réparés et l’on avait repeint la partie endommagée.

 

Tout bien considéré, c’était vraiment un spectacle effroyable.

 

Mon premier instinct fut de faire détruire cette saleté, mais au cours des semaines qui suivirent, je m’attachai peu à peu à la folie. Non, je ne m’y « attachai » pas. Disons plutôt que je pressentis qu’elle avait sa raison d’être, même si je n’avais encore rien conjecturé, et il me sembla mal avisé d’y toucher avant d’en savoir davantage. Mon attitude à son égard changea à la suite d’un incident qui eut lieu environ cinq semaines après notre emménagement à Norton Hall.

 

J’avais installé une chaise sur le sol en pierre de la folie car, en cette splendide journée d’été, la maison permettait de jouir à la fois de l’ombre et d’une orientation favorable. Je me préparais à y lire le journal lorsque se produisit une chose des plus étranges : le sol se mit à bouger comme si, l’espace d’un instant, il était passé de l’état solide à l’état liquide et qu’une vague mystérieuse eût fait naître un friselis à sa surface. La lumière du soleil se fit d’une pâleur morbide, le paysage s’enveloppa d’ombres mouvantes. J’eus l’impression qu’une compresse de gaze s’était posée sur mes yeux, mais tombée du lit d’un malade, car je sentais dans l’air une odeur de pourriture. Je me levai d’un bond, un peu chancelant, pour découvrir un homme debout entre les arbres, et qui me regardait.

 

— Bonjour, fis-je. Puis-je vous aider ?

 

Il était grand, vêtu d’un costume de tweed. Le pauvre garçon devait être mal en point, pensai-je en observant son visage émacié et son saisissant regard. Et je jure qu’alors je l’entendis parler, bien qu’il ne remuât pas les lèvres. Il déclara ceci :

 

— Laissez la folie tranquille.

 

La chose me parut, je dois l’admettre, un brin singulière, malgré l’état de faiblesse dans lequel je me trouvais. Je n’ai pas l’habitude que de parfaits inconnus s’adressent à moi de cette manière. Eleanor elle-même m’accorde la faveur de faire précéder ses injonctions d’un « cela vous ennuierait-il de… ? », éventuellement suivi d’un « merci » ou d’un « s’il vous plaît » propres à atténuer le coup porté.

 

— Cette propriété m’appartient. Vous n’êtes pas autorisé à y pénétrer pour venir me dire ce que je peux ou ne peux pas faire. Et puis d’abord, qui êtes-vous ?

 

Le diable m’emporte s’il ne répéta pas les mêmes quatre mots.

 

— Laissez la folie tranquille.

 

Sur quoi le bonhomme se contenta de faire demi-tour pour disparaître parmi les arbres. Je m’apprêtais à le suivre pour l’escorter jusqu’en dehors du domaine lorsque je perçus derrière moi un mouvement dans l’herbe. Je pivotai, prêt à le voir surgir dans mon dos, mais ce n’était que mon épouse. L’espace d’un instant elle se confondit avec le paysage métamorphosé, spectre parmi les spectres, puis, peu à peu, elle retrouva son état normal, elle était de nouveau mon Eleanor jadis bien-aimée.

 

— À qui parliez-vous, mon ami ?

 

— Il y avait un homme par là-bas, répondis-je en lui désignant les arbres de la pointe du menton.

 

Elle regarda en direction des bois, haussa les épaules.

 

— Il n’y a personne. Êtes-vous bien sûr d’avoir vu quelqu’un ? Peut-être la chaleur vous incommode-t-elle, à moins que ce ne soit plus grave que cela. Vous devriez voir un médecin.

 

Nous y étions. J’étais bel et bien Edgar Merriman, époux, propriétaire foncier, homme d’affaires et possible aliéné aux yeux de sa femme. À ce rythme, il ne faudrait pas longtemps avant que deux robustes gaillards ne se retrouvassent assis à califourchon sur ma poitrine en attendant l’arrivée de l’ambulance, tandis que mon épouse verserait peut-être une fausse larme de regret au moment de signer le formulaire d’internement.

 

Je fus frappé de constater, et ce n’était pas la première fois, qu’Eleanor avait dû perdre du poids depuis quelques semaines, à moins que cela ne tînt qu’à la façon dont la lumière reflétée par la folie éclairait son visage. Cela lui conférait un air famélique, encore accentué par un éclat dans ses yeux que je ne lui connaissais pas. Elle me fit songer à un oiseau de proie et, j’ignore pour quelle raison, je tressaillis à cette pensée. Je la suivis dans la maison pour le thé, mais je ne pus rien avaler, en partie parce qu’elle me regardait par-dessus les biscuits comme un vautour impatient de voir un pauvre bougre rendre l’âme, mais également parce qu’elle parlait sans arrêt de la folie.

 

— Quand allez-vous la faire démolir, Edgar ? commença-t-elle. Je veux que ce soit fait le plus vite possible, avant l’arrivée du mauvais temps. Edgar ! Edgar, est-ce que vous m’écoutez ?

 

Alors elle agrippa mon bras en le serrant si fort, bonté divine, que j’en laissai tomber ma tasse, dont les éclats de porcelaine fine s’éparpillèrent sur le sol comme les vestiges d’un rêve de jeunesse. Bien que cette tasse appartînt au service à thé de notre mariage, sa perte ne sembla pas affecter mon épouse comme c’eût été jadis le cas. En fait, elle parut à peine remarquer l’objet brisé, non plus que le thé qui s’infiltrait goutte à goutte dans les fissures de la pierre. Elle ne relâchait pas son étreinte, ses mains ressemblaient à de longues serres maigres, dures et acérées. De grosses veines bleues couraient sur leur dos, pareilles à des serpents entrelacés, tout juste retenus par la peau. Tous ses pores exsudaient une odeur aigre et j’avais bien du mal à ne pas froncer le nez de dégoût.

 

— Eleanor, êtes-vous souffrante ? Vous avez les mains d’une telle finesse, et je suis certain que votre visage s’est creusé.

 

Elle lâcha mon bras à contrecœur et détourna la tête.

 

— Ne soyez pas stupide, Edgar, répliqua-t-elle. Je me porte comme un charme.

 

Ma question parut pourtant la mettre mal à l’aise, car elle courut s’affairer d’un placard à l’autre en faisant un raffut qui devait davantage à la colère qu’à l’exécution d’une tâche précise. Je la quittai en frottant mon bras à l’endroit où elle l’avait serré, sans cesser de m’interroger sur la nature de la femme dont j’étais l’époux.

 

Ce soir-là, faute de mieux, je me rendis dans la bibliothèque. Norton Hall avait été mis en vente par l’une des sœurs de feu M. Ellis, ce qui expliquait pourquoi la bibliothèque et la quasi-totalité du mobilier étaient comprises dans la transaction. Il semblait que ce M. Ellis eût connu une triste fin. Selon la rumeur locale, son épouse l’avait quitté et, dans un accès de déprime, il s’était fait sauter la cervelle dans une chambre d’hôtel de Londres. Sa femme n’avait pas même reparu pour les funérailles du pauvre diable. À vrai dire, d’autres voisins plus fantasques supposaient que M. Ellis s’était débarrassé de sa chère moitié, bien que la police n’eût jamais pu retenir la moindre charge contre lui. À chaque fois ou presque qu’un probable tas d’ossements venait affleurer à la surface d’un terrain vague, qu’un autre était déterré par un chien furetant près de la berge d’un cours d’eau, l’on reparlait, dans la gazette locale, de M. Ellis et de son épouse disparue, même si vingt ans s’étaient écoulés depuis la mort de l’infortuné. De plus superstitieux que moi eussent pu hésiter à acquérir Norton Hall, compte tenu des circonstances, mais je n’étais pas de ceux-là. Et puis au vu de ce que je savais de M. Ellis, j’en déduisais que ç’avait dû être un homme intelligent. S’il avait assassiné sa femme, il était peu probable qu’il eût laissé traîner ses restes dans les parages, au risque d’éveiller les soupçons de qui eût un jour trébuché dessus.

 

Je n’étais allé qu’une ou deux fois dans la bibliothèque – je ne suis guère porté sur les livres, pour tout dire – et je m’étais contenté de jeter un bref coup d’œil aux titres et de débarrasser les plus anciens volumes de la poussière et des toiles d’araignée. Je fus donc surpris de trouver un ouvrage posé sur une petite table, à côté d’un fauteuil. Je pensai d’abord qu’Eleanor l’avait peut-être laissé là, mais elle était une lectrice encore moins assidue que moi. Je pris le livre et, en l’ouvrant au hasard, découvris une page couverte d’une élégante écriture serrée. Je retournai à la page de titre, sur laquelle je lus : Un voyage au Moyen-Orient par J. F. Gray. Une petite photographie très abîmée faisait office de marque-page et, lorsque je l’examinai, un déplaisant frisson me parcourut l’échine sans que je pusse le réprimer. L’homme sur le cliché, de toute évidence le dénommé J. F. Gray, ressemblait étrangement à celui qui s’était invité sur mes terres pour me prodiguer son conseil au sujet de la folie. Mais c’était impossible, pensai-je : après tout, Gray était mort depuis près de cinquante ans et il avait sans doute maintenant d’autres soucis en tête, chœurs éternels ou coups de chaleur, suivant le genre d’existence qu’il avait mené ici-bas. Je mis mes réflexions de côté pour reporter mon attention sur le livre. C’était bien davantage que le journal de voyage de Gray au Moyen-Orient.

 

C’était une confession.

 

Il semblait qu’au cours d’une excursion en Syrie, en 1900, John Frederick Gray eût fait l’acquisition, en les volant, d’ossements que l’on tenait pour ceux de Lilith, première épouse d’Adam. Selon Gray, qui connaissait un peu les apocryphes de la Bible, Lilith était un démon femelle, la sorcière primitive, symbole de la peur des hommes face à la puissance féminine laissée en jachère. C’est à Damas que Gray entendit parler de la légende des ossements, de la bouche d’un homme qui lui vendit ce qu’il prétendait être un morceau de l’armure d’Alexandre le Grand, avant de lui indiquer le chemin d’un petit village situé dans l’extrême nord du pays où, disait-on, les restes étaient conservés dans une crypte fermée à clef.

 

Le voyage fut long et difficile, même si c’est là le genre de défi propre à plaire aux hommes tels que Gray, pour qui un fauteuil confortable et une bonne pipe constituent, dirait-on, des vices comparables aux actes des sodomites. Mais lorsque Gray atteignit le village avec ses guides, on lui fit comprendre qu’il n’était pas le bienvenu. Si l’on en croit son journal, les villageois lui indiquèrent que l’entrée de la crypte était interdite aux étrangers, et plus particulièrement aux femmes. On le pria de s’en aller, mais il décida de bivouaquer pour la nuit à deux pas de là, retournant dans sa tête ce qu’il venait d’entendre.

 

Il était plus de minuit quand un vaurien de la région se dirigea vers son campement pour venir lui raconter que, contre une modique somme, il était prêt à sortir du caveau le cercueil contenant les ossements et à le lui rapporter. C’était un homme de parole. Moins d’une heure plus tard il était de retour avec un cercueil richement décoré, très ancien à l’évidence. À l’intérieur reposaient, il l’affirmait, les restes de Lilith. La caisse, qui mesurait près d’un mètre de long pour soixante centimètres de large et trente de haut, était solidement fermée. Le voleur révéla à Gray que les clés se trouvaient en possession de l’imam du village, qui ne s’en séparait jamais, mais l’Anglais s’en moquait bien. La légende de Lilith était un mythe, tout droit sorti de l’imagination d’hommes craintifs. Gray espérait en revanche qu’à son retour, il pourrait vendre le somptueux cercueil à un amateur d’antiquités. Il le remisa avec ses autres acquisitions et n’y pensa pratiquement plus jusqu’à ce qu’il retrouvât le sol britannique ainsi que sa jeune épouse, Jane, à Norton Hall.

 

D’abord, Gray nota des changements chez cette dernière, peu après l’arrivée des ossements. Elle devint étrangement maigre, presque décharnée, et se mit à manifester un intérêt malsain pour les restes contenus dans la caisse. Et puis, un soir, alors qu’il la croyait endormie dans son lit, il la trouva en train de forcer la serrure du cercueil à l’aide d’un burin. Lorsqu’il tenta de lui enlever l’outil des mains, elle lui balafra sauvagement le visage avant de faire sauter le cadenas, qui se fracassa par terre en deux morceaux. Avant qu’il eût pu l’arrêter, elle avait ouvert la boîte à la volée pour en révéler le contenu : de vieux ossements bruns et rabougris auxquels adhéraient quelques lambeaux de peau gâtée, ainsi qu’un crâne presque aussi étroit et allongé que celui d’un reptile ou d’un oiseau, quoique l’on pût y discerner les traces d’une semi-humanité.

 

Gray affirmait qu’ensuite les os s’étaient mis à bouger. Ce fut d’abord un bruissement infime provoqué, pensa-t-il, par la carcasse démantibulée qui reprenait sa place après tout ce remue-ménage, mais le son ne tarda pas à s’intensifier. Les doigts s’étirèrent, comme mus par d’invisibles muscles et autant de tendons, puis les os des orteils se mirent à tapoter doucement les parois du cercueil. Enfin, le crâne pivota sur les vertèbres à nu et les mâchoires en forme de bec s’ouvrirent et se fermèrent avec un petit claquement à peine audible.

 

À l’intérieur de la caisse, la poussière se souleva et une vapeur rougeâtre enveloppa les ossements. Mais cette fumée ne sortait pas de la boîte : elle s’échappait en gros bouillons de la bouche même de Mme Gray, comme si, après l’avoir réduite en poussière, l’on avait extrait de ses veines tout son sang. L’Anglais vit son épouse s’amenuiser, la peau de son visage se flétrir puis se déchirer comme du papier, ses yeux s’exorbiter, à mesure que la créature du cercueil aspirait la vie en elle. À travers la brume, Gray entraperçut l’abominable figure en train de se reconstituer. Des yeux ronds, d’un noir verdâtre, le scrutaient avidement, la peau parcheminée virait du gris à un noir écailleux et, tandis que le monstre humait l’air, la mâchoire en bec s’ouvrait et se fermait dans un bruit d’os qui se casse. L’aventurier perçut le désir de la créature, il ressentit son besoin sexuel primitif. Elle exigea alors de le consommer et il accueillit ses appétits, même lorsqu’elle l’éventra de ses griffes et lui creva les yeux à coups de bec en l’enserrant de ses membres dans une ultime étreinte. Il acquiesça à tout, s’approcha plus près d’elle encore, qui était en train de naître, quand une fine membrane voila le regard de la bête, comme un lézard eût cligné des yeux et, l’espace d’un instant, le sortilège se rompit.

 

Recouvrant la raison, Gray se jeta sur la caisse dont il rabattit violemment le couvercle sur le crâne de l’ignoble créature, qui se mit à frapper à coups redoublés contre les parois de la boîte. Il fourra le burin dans l’anneau du cadenas pour sceller le cercueil. La vapeur rouge disparut aussitôt, le monstre cessa peu à peu de se débattre, et son épouse bien-aimée s’affaissa sur le sol en exhalant son dernier soupir.

 

La dernière page du récit relatait l’édification de la folie : Gray avait fait creuser des fondations profondes où il avait déposé le cercueil, puis il avait construit la folie, afin d’emprisonner, pour toujours espérait-il, Lilith. Il s’agissait d’une fable grotesque. Forcément. Une invention de l’ancien propriétaire de Norton Hall pour effrayer les domestiques ou se faire remarquer de quelque feuille à sensation.

 

Néanmoins, allongé ce soir-là auprès d’Eleanor sans parvenir à trouver le sommeil, je sentis qu’elle ne dormait pas non plus et cela me mit mal à l’aise.

 

Les jours qui suivirent n’apaisèrent guère ma tristesse, pas plus qu’ils n’arrangèrent mes relations conjugales. Je passai mon temps à relire la légende de Gray, en dépit de l’absurdité que j’y avais décelée d’emblée. Je rêvai que d’invisibles créatures cognaient à la fenêtre de notre chambre et quand, en songe, je m’approchais pour déterminer la cause du bruit que j’entendais, une longue tête de prédateur, aux sombres yeux luisants de concupiscence, surgissait de l’obscurité et brisait la vitre pour tenter de me dévorer. En luttant contre la créature, je sentais ses seins flasques contre moi, puis elle m’enveloppait de ses jambes en singeant l’ardeur amoureuse. Lorsque je m’éveillai, c’était pour découvrir un petit sourire sur le visage d’Eleanor, comme si elle avait tout su de mon rêve et se sentait secrètement ravie de l’influence qu’elle avait exercée sur moi.

 

À mesure que nous nous éloignions l’un de l’autre, je passais plus de temps au jardin, quand je ne longeais pas les limites de la propriété dans le vague espoir d’apercevoir le visiteur anonyme qui présentait une ressemblance si frappante avec le malheureux J. F. Gray. C’est au cours de l’une de ces promenades que je repérai un jour la silhouette d’un cycliste grimpant à grand-peine la colline qui menait à Norton Hall. Je reconnus Morris, l’agent de police, dont la forte corpulence, alliée aux effets de flou produits par la brume de chaleur, lui conférait l’allure d’un grand bateau noir qui se fût dessiné lentement sur l’horizon. Il finit par comprendre la futilité des mille efforts qu’il déployait pour triompher du coteau sur deux roues, alors que la gravité semblait déterminée à le contrecarrer, et il mit pied à terre, poussant sa bicyclette le long du chemin qui, enfin, le mena devant les grilles de la propriété.

 

L’agent Morris était l’un des deux policiers affectés au petit commissariat d’Ebbingdon, la ville la plus proche de Norton Hall. L’inspecteur Ludlow et lui étaient chargés de maintenir l’ordre dans la bourgade, ainsi que dans les villages voisins de Langton, Bracefield, Harbiston et leurs alentours, tâche dont ils s’acquittaient avec l’aide d’une unique voiture de fonction en piteux état, de deux vélos et de la vigilance des autochtones. Ludlow, avec qui je n’avais parlé qu’en de rares occasions, me faisait l’effet d’un homme plutôt taciturne, tandis que Morris, que je voyais régulièrement sur la route non loin de chez nous, se montrait plus enclin que son supérieur à faire un brin de causette (en reprenant son souffle).

 

— Chaude journée, remarquai-je.

 

Morris, le visage rougi par l’effort, s’essuya le front de la manche de sa chemise et convint que, ça oui, c’était une journée terrible. Je lui proposai un verre de citronnade que je l’invitai à venir chercher avec moi dans la maison, ce qu’il accepta volontiers. Nous échangeâmes en chemin des nouvelles du pays, après quoi je le laissai à deux pas de la folie pour aller préparer les boissons à la cuisine. Je ne vis Eleanor nulle part, mais j’entendis le vacarme épouvantable qu’elle faisait au grenier, où elle malmenait des caisses. Je choisis de ne pas la déranger en lui annonçant l’arrivée de Morris.

 

Dehors, le policier errait sans but autour de la folie, les mains derrière le dos. Dès que je l’eus rejoint, je lui remis son verre, dans lequel les glaçons craquaient bruyamment, puis je le regardai engloutir une bonne gorgée de citronnade. De grandes taches de sueur s’étalaient sous ses aisselles et dans son dos, se détachant en bleu plus foncé contre le bleu pâle de la chemise, comme une carte en relief des océans.

 

— Qu’en dites-vous ? fis-je.

 

— Ça fait du bien, répondit-il, croyant que je parlais des rafraîchissements. Exactement ce que le docteur m’a recommandé par cette chaleur.

 

— Non, je voulais dire la folie, rectifiai-je.

 

Morris bougea légèrement les pieds et baissa la tête.

 

— Je ne suis pas très bien placé pour en parler, Monsieur Merriman. Je ne suis pas expert en la matière.

 

— Expert ou pas, vous devez bien avoir un avis.

 

— Sincèrement, Monsieur, elle ne me plaît pas. Elle ne m’a jamais plu.

 

— On dirait que vous avez eu souvent affaire à elle.

 

— Cela fait un bout de temps, répliqua-t-il, un peu méfiant. M. Ellis...

 

Sa voix s’éteignit. Je patientai. Je brûlais de le questionner plus avant, mais je ne voulais pas qu’il s’imaginât que je n’étais mû que par une curiosité sans fondement.

 

— J’ai entendu dire, hasardai-je enfin, que sa femme a disparu et que le pauvre homme a préféré en finir peu après.

 

Morris reprit un verre de citronnade, puis se mit à m’observer attentivement. On avait vite fait de sous-estimer ce genre d’homme, pensai-je : sa maladresse, son embonpoint, la manière dont il se bagarrait avec sa bicyclette… de prime abord il y avait de quoi rire. Mais Morris était perspicace, et s’il n’obtenait pas d’avancement, ce n’était nullement à cause de certaine faiblesse de tempérament, mais parce qu’il tenait à demeurer à Ebbingdon pour prendre soin de ceux dont il avait la charge. Et voilà que c’était à mon tour de vaciller sous son regard inquisiteur.

 

— C’est ce qu’on raconte, commenta-t-il. J’allais vous dire que la folie ne plaisait pas à M. Ellis non plus. Il avait prévu de la faire démolir, mais les événements ont pris un tour tragique, et vous connaissez la suite.

 

Non, je ne la connaissais pas. Je ne connaissais que ce que prétendait la rumeur locale, et encore ne recevais-je les confidences qu’avec parcimonie, car j’étais un nouvel arrivant. Je m’en ouvris à Morris, qui se mit à sourire.

 

— Une rumeur discrète, en somme, conclut-il. Je n’ai jamais rien entendu de tel.

 

— Je sais à quel point les choses perdurent, dans les petits villages. Si j’avais des petits-enfants, on continuerait, après moi, de les considérer avec une certaine méfiance.

 

— Avez-vous des enfants, monsieur ?

 

— Non, répondis-je avec une involontaire pointe de regret. Mon épouse n’était pas particulièrement maternelle et il semble que la nature ait tenu à lui donner raison.

 

— C’est étrange, nota Morris, qui ne semblait pas avoir remarqué l’altération de ma voix. Cela fait bien des années qu’on n’a pas vu d’enfants à Norton Hall. C’était encore avant M. Gray. M. Ellis n’en avait pas non plus.

 

Ce n’était pas un sujet sur lequel je désirais m’étendre. En revanche, en mentionnant le nom de Ellis, le policier me permettait de diriger la conversation sur un terrain plus captivant, mais je manifestai un peu trop d’empressement.

 

— On prétend que M. Ellis a peut-être tué sa femme.

 

Je me sentis aussitôt embarrassé d’avoir parlé sans plus d’égards, mais Morris ne parut pas s’en soucier. En fait, il avait l’air d’apprécier l’honnêteté dont je faisais preuve en abordant la question aussi ouvertement.

 

— Il a été soupçonné, en effet, reconnut-il. Nous l’avons interrogé et deux inspecteurs sont venus de Londres pour enquêter, mais c’est comme si elle avait disparu de la surface de la terre. Nous avons fouillé la propriété et tous les champs alentour, nous n’avons rien trouvé. Comme certains ragots affirmaient qu’elle avait un amant à Brighton, nous l’avons cherché, puis interrogé aussi. Il nous a déclaré qu’il ne l’avait pas vue depuis plusieurs semaines, si tant est qu’on puisse faire confiance à un homme qui couche avec la femme d’un autre. Il n’y avait pas de cadavre, et sans cadavre il n’y avait pas de crime. Après cela, M. Ellis s’est suicidé, et les gens en ont déduit ce qui, d’après eux, aurait pu arriver à son épouse.

 

Il termina sa citronnade et me tendit le verre vide.

 

— Merci, c’était très rafraîchissant.

 

Je lui répondis qu’il était toujours le bienvenu, puis le regardai se disposer à grimper sur sa bicyclette.

 

— Morris ?

 

Il interrompit ses préparatifs.

 

— Que pensez-vous qu’il soit arrivé à M. Ellis ?

 

Le policier secoua la tête.

 

— Je n’en sais rien, monsieur, mais il y a une chose que je sais. Susan Ellis n’est plus de ce monde. Elle est morte.

 

Sur ce, il s’éloigna en pédalant.

 

La semaine suivante, des affaires que je ne pouvais me permettre de retarder m’appelèrent à Londres. Je pris le train et passai une journée fort contrariante à discuter de questions pécuniaires, ma contrariété se trouvant encore renforcée par une inquiétude croissante, si bien qu’au cours des heures où je demeurai dans la capitale, je ne me concentrai qu’en partie sur mes finances, consacrant le reste de mon attention à m’interroger sur la nature du mal qui semblait avoir corrompu Norton Hall. Je n’étais certes pas superstitieux, mais l’histoire de notre nouvelle demeure me mettait chaque jour plus mal à l’aise. Les rêves me visitaient avec une régularité sans cesse accrue et, toujours, j’entendais ce bruit de serres qui tapent et de mâchoires qui claquent, sans parler d’Eleanor que je découvrais parfois penchée sur moi à mon réveil, le regard brillant et malin, les pommettes menaçant de jaillir comme des lames de couteau sous la peau tendue de son visage. En outre, le récit de voyage de Gray s’était volatilisé et, lorsque j’interrogeai mon épouse à son sujet, elle nia de toutes ses forces savoir ce qu’il était devenu et je compris qu’elle me mentait. La cave et le grenier n’étaient plus qu’un fouillis de caisses renversées et de papiers éparpillés, alors même qu’Eleanor affirmait qu’elle se contentait de « réorganiser » notre cadre de vie.

 

Enfin, de troublants changements étaient intervenus dans les aspects plus intimes de notre vie conjugale. De tels sujets sont censés demeurer entre un mari et sa femme, aussi me contenterai-je de dire que nos relations étaient devenues plus fréquentes – et, du moins en ce qui concernait mon épouse, plus féroces – que tout ce que nous avions connu jusque-là. Les choses avaient atteint un degré tel que je redoutais d’éteindre la lumière et m’arrangeais pour rester loin de notre chambre jusqu’à une heure avancée de la soirée, dans l’espoir qu’Eleanor serait endormie lorsque, enfin, je m’allongerais auprès d’elle.

 

Mais elle dormait rarement, et ses appétits s’avéraient terrifiants à force d’être insatiables.

 

Il faisait nuit quand je rentrai ce soir-là, mais je pus tout de même distinguer des traces de pneus sur la pelouse, ainsi qu’un trou béant là où se dressait jusqu’alors la folie. Il n’en restait plus qu’un amas de fer et de béton que les démolisseurs avaient laissé sur le gravier, non loin de la maison, tandis que l’indigence de ses fondations apparaissait désormais au grand jour, le bâtiment lui-même n’étant guère qu’un ouvrage factice, uniquement destiné à masquer le puits qui se trouvait dessous. Une silhouette se tenait au bord de l’excavation, une lampe à la main. Lorsqu’elle se tourna vers moi, elle souriait, d’un affreux sourire dans lequel je crus lire un mélange de méchanceté et de pitié.

 

— Eleanor ! hurlai-je. Non !

 

Mais il était trop tard. Elle pivota pour descendre une échelle et, en un instant, la lumière disparut. Je lâchai mon porte-documents et traversai la pelouse à toutes jambes, haletant, l’estomac noué par un effroi grandissant, et je courus ainsi jusqu’au bord du trou. Au-dessous de moi, Eleanor grattait la terre de ses mains nues, révélant peu à peu le squelette ratatiné d’une femme encore vêtue d’une robe rose en lambeaux, dont je sus d’instinct qu’il s’agissait de Mme Ellis – l’agent Morris avait vu juste. Elle ne s’était pas enfuie loin de son époux. C’est lui qui l’avait ensevelie, après qu’elle se fut frayé un passage sous la folie, après qu’il l’eut tuée, et avant d’en finir lui-même, saisi par l’horreur et le remords. Le crâne de Mme Ellis s’étirait un peu autour de la bouche et du nez, comme si quelque terrifiante métamorphose s’était trouvée interrompue par sa mort soudaine.

 

À force de fouiller le sol, Eleanor avait mis au jour un petit cercueil noir ouvragé. J’empruntai l’échelle à sa suite une fois qu’elle se fut attaquée, à l’aide d’un pied-de-biche, au lourd cadenas que Gray avait posé sur la caisse avant de l’enterrer. Alors que je descendais les derniers barreaux, j’entendis que quelque chose cédait et, avec un cri de triomphe, mon épouse leva d’un coup le couvercle de la caisse. À l’intérieur, exactement comme Gray les avaient décrits, reposaient les restes racornis surmontés d’un étrange crâne oblong. Mais déjà, la poussière se soulevait et une mince traînée de vapeur rouge suintait des lèvres d’Eleanor. Elle se convulsa, le corps secoué par des mains invisibles. Ses yeux enflaient dans leur orbite et l’on eût dit que ses joues s’affaissaient dans sa bouche ouverte, cependant que les sutures de son crâne se dessinaient distinctement sous sa peau. Le pied-de-biche lui tomba des mains, je m’en emparai. Je la repoussai et, debout à côté du cercueil, je brandis l’outil au-dessus de ma tête. Une créature au visage gris foncé, dans lequel deux trous avaient remplacé les oreilles, tourna vers moi son regard d’un vert sombre et fit, en se levant, claquer ses mâchoires acérées en forme de bec. Toute à ses efforts pour se mettre debout, elle agrippa de ses serres les rebords de sa prison, et je vis que son corps n’était qu’une parodie de tout ce qui fait la beauté d’une femme.

 

Son haleine sentait la mort.

 

Je fermai les yeux et frappai. Il y eut un hurlement et le crâne se fendit avec un son humide et creux, comme si j’avais ouvert en deux un melon. La créature tomba à la renverse en sifflant, j’en profitai pour rabattre le couvercle de la boîte. Eleanor gisait à mes pieds, inconsciente, et les dernières traces de vapeur rouge passaient en lentes volutes entre ses dents. Ainsi que Gray l’avait déjà fait bien des années plus tôt, je bloquai la serrure avec le pied-de-biche. De l’intérieur de la caisse me parvenait l’écho de coups furieux et l’outil cliquetait sinistrement. La chose poussait ses clameurs sans discontinuer, des clameurs stridentes pareilles à celles d’un cochon à l’abattoir.

Je chargeai Eleanor sur mon épaule et, péniblement, grimpai l’échelle pour rejoindre la surface, en écoutant décliner peu à peu les bruits sourds qui s’échappaient du cercueil. J’emmenai ma femme à Bridesmouth, où je la confiai aux bons soins de l’hôpital local. Elle demeura dans le coma trois jours durant. À son réveil, elle ne se souvenait ni de la folie ni de Lilith.

 

Pendant son séjour à l’hôpital, je pris des dispositions : nous allions retourner vivre définitivement à Londres et Norton Hall allait être fermé. Par un bel après-midi, l’on emplit donc de ciment armé le trou dans la pelouse. J’observai la scène, l’on en versa encore, l’on en versa trois pleins camions, jusqu’à ce que l’excavation fût comblée à mi-hauteur. Après quoi les ouvriers entamèrent, afin de boucher le trou, la construction d’une nouvelle folie, qui promettait d’être plus vaste et mieux ornée que la première. Il allait m’en coûter six mois de revenus, mais je ne doutais pas que cela en valût la peine. Eleanor poursuivait sa convalescence chez sa sœur, à Bournemouth, lorsque furent enfin posées les dernières pierres de l’édifice, et les ouvriers se mirent à déblayer leur matériel.

 

— Alors comme ça, la patronne n’aimait pas la folie d’avant, monsieur Merriman ? interrogea le chef d’équipe en regardant le soleil darder ses rayons sur le nouveau bâtiment.

 

— Elle ne convenait pas à son tempérament, j’en ai peur.

 

L’homme me lança un regard perplexe.

 

— Ce sont de drôles de créatures, les femmes, poursuivit-il. Si on les laissait faire, elles dirigeraient le monde.

 

— Si on les laissait faire, fis-je en écho.
 Mais cela n’arrivera pas, pensai-je.
 Du moins, pas tant que j’aurai mon mot à dire.

 

© L’Archipel

Traduit par Danièle Momont

 

 



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