Je n'ai rien de vraiment particulier. On ne m'a jamais dit que j'étais belle. On ne m'a jamais aimée non plus, ni donné de surnom affectif. Je ne suis la « miss » de personne et la « chérie » d'aucun. Je me cache derrière une frange de cheveux noirs qui couvre la moitié de mon visage. Je m'ennuie moi-même et je me suis persuadée depuis longtemps que tout ce qui pouvait sortir de ma bouche n'était que de peu d’intérêt, alors je me tais. J'ai une tache de naissance sur l’épaule gauche dont je crois être la seule à connaître l'existence, excepté ma mère.

 

Je ne suis pas drôle, enfin, au bureau je ne fais rire personne. Je commence à croire que les gens autour de moi affabulent. Sinon, comment expliquer autant d'histoires merveilleuses qui ne trouvent pas leur chemin jusqu'à moi ? Mes collègues racontent des soirées fabuleuses où elles font l'amour sauvagement et s'abandonnent dans les bras d'amants inégalables. J'ai été baisée quelquefois. Par des hommes pressés que le matin effaçait. Mes collègues racontent des vacances incroyables avec du soleil, des aventures, des effets spéciaux et se chuchotent des secrets. Ai-je déjà chuchoté un secret ? Encore faudrait-il en avoir.

 

J'ai pris moi-même ma photo pour ma page Facebook, en m'inscrivant dans le club des filles seules, dont on voit l'avant-bras sur chacune des photos qu'elles prennent d'elles-mêmes.

 

Deux fois par jour, je prends le bus. Je me mets au fond, je colle ma tête contre la vitre après l'avoir nettoyée avec mon gel désinfectant sans rinçage au thé vert, actif contre 99,9 % des bactéries, champignons et virus dont la grippe H1N1.

 

Je regarde la ville défiler et c'est encore mieux s’il pleut, le décor semble fondre, c'est comme si je pleurais sans être triste et sans foutre en l'air mon maquillage. Je connais chaque rue de mon trajet, chaque magasin et de nombreux visages me sont devenus familiers sans pour autant les connaître. La solitude touche une personne sur trois, donc une personne sur trois n'est touchée que par la solitude.

 

Alors quand mes yeux sont tombés sur ce portable, abandonné sur le siège voisin, je ne saurais dire encore pourquoi j'ai posé la main dessus avant de regarder autour de moi, comme une voleuse de vernis à ongles. À quoi bon, personne ne fait attention à moi.

 

Je suis entrée dans ce portable comme on brise une fenêtre pour entrer dans la maison d'un inconnu et prendre son identité. Pour poursuivre la métaphore, je me suis retrouvée dans une villa de luxe avec des centaines de contacts et des photos à ne plus savoir qu'en faire. Je ne me demande pas comment on peut avoir autant de contacts, je m'interroge plutôt quant à ma capacité à n'en avoir aucun.

 

J'ai souvent agi ridiculement mais jamais auparavant je n'avais été jalouse du portable de quelqu'un. D'après les SMS que je lis, il semble que je sois une femme, célibataire et sexuellement très active. Comme je suis brune, je l'imagine blonde ; comme je suis grande, trop grande, je l'imagine petite et menue. À mon idée, les choses s'embellissent en s'éloignant de moi.

 

Deux cent cinquante-huit contacts. C'est impossible, il doit y en avoir en double. Cela fait un amphithéâtre d'amis, une salle de cinéma pleine de connaissances, un supermarché de relations. Si cette personne meurt, deux cent cinquante-huit personnes en seront affectées. Moi si je disparais, je serai comme une femme aux chats. Vous ne connaissez pas les femmes aux chats ? Les pompiers appellent ainsi les vieilles dames solitaires qui meurent en silence dans leur fauteuil, laissant la télévision s'agiter et bleuter le salon, et dont les chats affamés commencent à manger le bout des doigts et des orteils, le nez et les oreilles. Heureusement, je n'ai pas de chat.

 

Merde, je n’ai même pas un chat.

 

De retour chez moi, un thé brûlant entre les mains, je manque de tout renverser dans un sursaut quand le tintement d'un SMS envahit mon studio silencieux. Message entrant : Gabriel, m'annonce l'écran à cristaux liquides du portable. Je me doutais que cela pouvait arriver et pour autant mon cœur s'emballe et je me demande si je dois regarder, si je dois ouvrir, si je dois lire, je m'embrouille, je bégaie du cerveau et en plus je ne sais même pas ce qu'est un cristal liquide.

 

Quelques secondes d'hésitation… et puis au diable.

 

Ce Gabriel avoue qu'il est timide et qu'il a longtemps hésité avant d'écrire à une femme qu'il connaît si peu.

 

Un inconnu fait le premier pas vers cette mystérieuse femme. Rien ne m'empêche pour une courte soirée de devenir une autre. Enfin ! Devenir une autre…

 

Me surprenant moi-même, je réponds que je m'ennuie dans mon lit, que je déteste cette situation et que seul mon thé me tient chaud. J'envoie. Puis je doute. Je relis le SMS dix fois, je me trouve grivoise, osée, coquine… Serait-ce moi quand je n'ai pas de craintes ? Serait-ce moi en incognito ?

 

Je sursaute à la réponse de Gabriel. Je dois absolument me calmer et arrêter de sursauter. Il me promet qu'il est prêt à traverser Paris en Vélib pour souffler sur mon thé trop chaud. Dieu qu'il est charmant. Je le décide donc bel homme, pour ce que cela me coûte !

 

Je m'invente une nuisette en soie violette qui sied bien mieux à la situation que mon tee-shirt distendu. La nuisette lui plaît. Je le fais rire. J'ai envie de chialer. Je me mets à chercher cette bouteille de vin que le boulot m'avait offert à Noël, je m’aperçois même que mon ouvre-boîtes fait aussi tire-bouchon. Je ne bois jamais, j'ai peur d'être saoule et de devenir trop clairvoyante sur ce que j'ai fait de ma vie. Pourtant ce soir avec Gabriel je n'ai plus peur. Nous trinquons à distance. Il veut m'appeler. Je tressaille. J'accepte en espérant que ma voix corresponde à peu près à celle dont il peut se souvenir d'une femme qu'il a à peine abordée.

 

Je réalise que mon studio est triste. Tout en parlant je cherche un album de musique et je fais de nouveau rire Gabriel qui ne conçoit pas la vie sans une bande-son, à la manière d'un film. Il me dit qu'il louera un quatuor à cordes pour notre premier baiser. Cliché. J'adore. Et me voilà, à moitié ivre, à parler avec un étranger en découvrant que je déteste cet album de Céline Dion et sûrement toute sa discographie.

 

Il me dit qu'il n'aurait jamais pu imaginer une femme comme moi sous mes traits sophistiqués. Je savais que cette salope était sophistiquée ! Je lui avoue pour la nuisette qui n'est qu'un vieux tee-shirt. Il en veut une photo. Je lui dis que je dois poser le téléphone pour me déshabiller et immortaliser ce vieux bout de tissu. Je sais qu'il attend et qu'il écoute la caresse du vêtement sur ma peau. Je réalise combien la situation est érotique. Je replonge sous les draps, le tee-shirt en boule au pied de mon lit. Nous parlons la nuit durant, tout bas, pour ne pas réveiller Paris qui rêve.

 

Le soleil du matin éclaire de manière absolument satisfaisante cette nouvelle journée. Gabriel me demande ce que je veux trouver sur mon bureau à mon arrivée. Je suis sophistiquée alors je suggère une brioche sucrée et une rose blanche en lui promettant que le rouge viendra plus tard.

 

 Après nous être promis beaucoup, je repose le téléphone, l'oreille brûlante, les idées confuses et un nouveau thé toujours trop chaud entre les mains. Victime de ce vol d'identité, j'imagine une femme découvrant la rose et la brioche sur son bureau au matin, cherchant quel homme elle a bien pu séduire. J'imagine Gabriel et les quiproquos suivants. Je l'imagine penser à moi. Je souris. Un homme va penser à moi toute une journée. Un homme qui n'aura de moi que la photo sombre et mal cadrée d'un vieux tee-shirt.

 

Bien. Nous allons reprendre tout cela en main. Pâte à tartiner au chocolat, cookies, glace vanille noix de Pécan, sodas, le tout direction poubelle. Petit haut, petite jupe, j'ai de belles jambes. Frange relevée, un peu d'eye-liner, j'ai de beaux yeux. Je me souris devant la glace, elle me remercie, elle me dit que cela faisait longtemps, elle me renvoie une image attirante.

 

Je prends une voix rauque, j'appelle le boulot et je m'auto-foudroie d’une angine carabinée, « Non, je ne pourrai reprendre que lundi ». Lundi, j'ai enfin une histoire à chuchoter.

 

Paris m'enivre, j'inspire à fond, putain je boufferais la planète entière.

 

Le soleil sur ma nuque en un long baiser chaud, penchée au-dessus des bateaux-mouches qui visitent inlassablement Paris, je jette le portable à l'eau.

 

Direction les animaleries des quais de Seine.

 

Je vais m’acheter un chat. Je l’appellerai Gabriel. Je vais tout recommencer.

 

          

 

 


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