Il était huit heures et mon frère venait de me réveiller pour me rappeler l’heure du train.

 

« Tu es prêt à partir ? »

 

L’allant infatigable de Cyrille a le don de m’agacer mais j’ai tenté de composer, songeant que nous nous apprêtions à passer une semaine ensemble.

 

« T’inquiète, ai-je rétorqué d’une voix pâteuse, je ne serai pas en retard.

 

- Avec toi, je me méfie. »

 

Je ne savais plus du tout pour quelle raison j’avais accepté de fêter le jour de l’an avec mon frère aîné, sa femme, leur fils et quelques amis à eux. Faiblesse de ma part ? Il faut dire que Cyrille veut mon bien, il le veut avec une ardeur que rien ne saurait décourager ; Cyrille me chaperonne d’une façon qui n’est plus du tout de notre âge, m’enjoignant incessamment à sortir de ma tanière et prendre part au grand monde dont j’ai si peu le goût.

 

« N’y a-t-il pas quelque chose auquel il vous faudrait renoncer ?, insinue systématiquement mon analyste lorsque j’en viens à évoquer mon frère.

 

- Je sais : je devrais renoncer à l’espoir qu’il me lâche. »

 

Mais plus je répète bravement le petit axiome, moins l’information me paraît s’incarner sous la forme d’une injonction susceptible d’être mise en œuvre. La preuve : 30 ans déjà, sempiternellement célibataire ou tout juste capable de brèves liaisons, auréolé de trois romans qui n’ont inspiré à ma famille qu’un indéniable malaise, logé dans un studio miteux du treizième arrondissement, parangon impeccable, en somme, du raté au sujet duquel on s’inquiète et voilà que j’accepte une énième fois de saisir la main tendue de mon frère, j’accepte de me rendre « en » Avignon pour participer à une fête de fin d’année qui ne sera rien d’autre que le paradis obligatoire et déprimant que je tente d’esquiver tous les ans…

 

Je m’apprêtais à raccrocher quand j’ai vu Toulouse allongé sur le parquet dans une pose que je ne lui connaissais pas.

 

« Cyrille…

 

- C’est moi.

 

- Toulouse fait une drôle de gueule, j’ai l’impression.

 

- Simple question de mimétisme. Tu es vraiment obligé de l’emmener ?

 

- Tu emmènes bien ton fils.

 

- Très amical, ce matin ! Allez, fous-le dans sa cage et rapplique. »

 

Mon frère avait raccroché. Et Toulouse était mort. On eût dit un lapin tombé d’un étal de boucher. Accroupi au-dessus de son pelage indifférent, j’ai retourné le chat une fois, deux fois, sans réaction de sa part. Je me suis alors assis en tailleur, abasourdi.

 

 ***

 

« J’ai pris ton billet pour gagner du temps, a lancé Cyrille.

 

- Où sont Léa et le petit ?

 

- Ils nous rejoignent ce soir.

 

- C’était bien la peine de partir si tôt ! Pourquoi on ne les a pas attendus ? »

 

Mon frère n’a pas répondu. Il cavalait, regard rivé sur le numéro des wagons. J’ai tenté de le rattraper, mon sac dans une main, la cage de Toulouse dans l’autre.

 

« Il faut que je te dise quelque chose !

 

- On a tout le trajet pour ça. Et puis moi aussi j’ai des choses à te dire, a-t-il ajouté avec un air plus ou moins menaçant. »

 

Les Parisiens s’installaient dans le train dans une ambiance irascible à laquelle mon frère n’a pas manqué d’ajouter sa petite contribution en délogeant un malheureux couple installé à notre place. Je me suis glissé près de la fenêtre, j’ai calé la cage du chat sur la tablette et je me suis mis à contempler ce cercueil improvisé, la gorge serrée.

 

« Tu peux foutre la caisse par terre, s’il te plaît ?

 

- Il n’y a pas de place à mes pieds… Ils ont un jardin tes amis ? »

 

Cyrille a acquiescé.

 

Derrière la vitre, Paris s’éloignait et je pensais, piteux, au cortège funèbre que décrit Faulkner dans Tandis que j’agonise. Toulouse aurait-il soupçonné qu’il finirait enterré clandestinement à Avignon chez des gens que je méprise ?

 

« Alors quoi de neuf ? a fini par lâcher Cyrille avec un petit ton inquisiteur. Les amours ?

 

- Je t’en prie. Il est tôt.

 

- J’ai fini ton bouquin.

 

- Dans ce cas, je préfère qu’on dépiaute ma vie sentimentale.

 

- Je ne suis pas suffisamment qualifié pour parler littérature ? »

 

J’ai jeté des regards embarrassés vers nos voisins.

 

« Le problème avec toi, a repris mon frère, c’est que tu n’as jamais supporté la moindre critique.

 

- Je supporte très bien la critique. Un peu moins certaines remarques. Tu auras saisi la nuance.

 

Cyrille m’a regardé droit dans les yeux :

 

« C’est moi le personnage de Martial ?

 

- Tu es tellement prévisible… La réponse est : non. Je comprends que tu tiennes absolument à figurer dans tous mes livres mais le personnage de Martial n’a strictement rien à voir avec toi.

 

- Tu te rends compte de ce que tu racontes sur nous ?

 

- Je ne crois pas que nous devrions parler de mon livre, Cyrille. Ce que j’écris ne sera jamais conforme à ce que tu attends. Et, moi-même, je ne serai jamais conforme…

 

- Tu ne veux pas entendre ce que j’ai à dire.

 

- Non, parce que tu ne lis pas mes romans pour ce qu’ils sont ! »

 

Le petit couple à côté de nous ne perdait pas une miette de cet échange amical.

 

« Sylvain, pourquoi tu t’énerves ? Je veux juste te dire que j’étais un peu inquiet pour toi en refermant le livre. C’est tellement… mélancolique.

 

- On arrête ? »

 

Mon frère s’est rencogné dans le fauteuil.

 

« OK. Léa m’a quitté. Elle ne nous rejoindra pas à Avignon. Elle est partie avec le petit.

 

- Contrôle des billets, s’il vous plaît ! »

 

J’ai fixé mon frère avec stupéfaction. Cyrille a tendu les billets au contrôleur sans me quitter du regard.

 

« C’est bien un animal, dans la cage ? »

 

Et merde : Toulouse…

 

Je me suis tourné vers l’armoire à glace qui nous interpellait et j’ai dit d’une voix faible :

 

« Un chat.

 

- Son billet, s’il vous plaît.

 

- Il faut un billet pour les chats maintenant ? est intervenu mon frère.

 

- Tout à fait, cher monsieur.

 

- Eh bien, nous avons oublié.

 

- Dans ce cas…

 

- Vous n’allez quand même pas nous coller une amende pour un chat ?

 

- Je vous prie de me parler sur un autre ton. Libre à vous de voyager avec un animal de compagnie, mais vous devez pour cela être muni d’un billet pour animal de compagnie. C’est pourquoi…

 

- Attendez ! l’ai-je coupé. Il est mort. »

 

Cyrille m’a adressé un regard ahuri.

 

« Je vous demande pardon ?

 

- Il est mort. Le chat. Nous partons l’enterrer. »

 

Mon frère devait estimer ma manœuvre grossière, mais l’idée de me voir aller jusqu’au bout paraissait brusquement l’amuser.

 

«  Vous pouvez vérifier… »

 

J’ai ouvert la cage et j’ai brandi deux pattes inertes. Autour de nous, on a détourné les yeux. Mon frère a laissé échapper un rire de contenance. De mon côté, je n’étais pas très fier de moi.

 

« Alors. Va pour cette fois…

 

- A priori, ça ne se reproduira pas ! a fait remarquer Cyrille.

 

- J’accepte de le considérer comme un bagage, a conclu le contrôleur avant de quitter le wagon. »

 

Et j’ai refermé la cage en tremblant.

 

« C’est dans ces moments-là que je t’aime, a dit Cyrille. J’avais oublié que tu lui filais un cachet pour qu’il dorme dans le train… Allez, on va prendre un café. J’ai besoin de parler, je crois. »

 

Mon frère s’est levé. J’avais envie de pleurer. Bien sûr, je me suis retenu. Et je l’ai suivi.

 

  

 

 



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