La météo rend dingo, tout le monde le sait. Par exemple : Mémé Césarine s’interdit de manger de l’artichaut quand s’annonce un orage. Ça lui donne des aphtes. Pas l’artichaut. Pas l’orage. Les deux en même temps. Madame Bévérini prétend qu’un jour de plein soleil où elle plantait sa ciboule dans le potager, trois kangourous et un yak sont subitement sortis de la buanderie et se sont mis à danser le quadrille sur la Trish Trash Polka de Strauss.

 

Bref, si je vous parle météo, c’est pour vous expliquer que cette histoire du Prince Charmant de Laurie ne serait jamais arrivée s’il n’avait pas fait ce temps de grenouille depuis quatre jours. On avait les nerfs. Le plus rageant, c’est que chaque soir, le soleil ouvrait invariablement l'œil vers vingt heures, avec un sourire tête-à-claques : « Et alors ? Moi aussi j’ai droit à des vacances, non ? »

 

De cette mauvaise volonté manifeste du soleil et du nombre rikiki de ses journées ouvrables, il résultait que nous passions, nous, des journées interminaaaaaables. Et on appelait ça des grandes vacances ! Ce jour-là, on s’était réfugiés à l’hôtel de Chloé, je veux dire à l’hôtel que tiennent les parents de Chloé, « Le Grand Hôtel du Kez-Traou et de la Plage ».

 

On était, tous les cinq, assis dans le salon de lecture, l’unique salon de l’hôtel qui ne ressemblait pas, en cette minute, à un wagon de métro à la sortie des bureaux. Il n’y avait pas que des livres dans cet endroit. Il y avait des boîtes de jeux, des fauteuils, deux canapés. Ce jour-là, il y avait aussi un couple d’amoureux qui feuilletaient un magazine. Colin-Six Ans, mon petit frère, était fasciné. Il n’arrêtait pas de les fixer comme s’ils avaient été les Red Warriors du jeu vidéo. Il faut avouer qu’ils étaient rigolos. Ils lisaient la même page, puis le garçon levait les yeux vers sa belle, lui donnait un baiser (qui faisait mmhpplh), puis il tournait la page (qui faisait ffsstt), et ils lisaient (en silence), et recommençaient, mmhpplp, silence, ffsstt, mmhpplh, ffsstt, silence…

 

Nous, nous entamions notre quatre-vingt-treizième Scrabble de la semaine. C’est là que tout a commencé. Quand, au milieu de la partie, Laurie a demandé à Hubert :

 

- Tu préfères quoi… une fille qui soit belle ou une qui soit intelligente ?

 

J’ai glissé un coup d’œil en coin vers Chloé assise à ma droite. Avec Chloé, pas besoin de paroles pour s'entendre. Particulièrement quand il s'agit de Laurie. Notre regard voulait dire que Hubert n’allait pas tarder à trouver Laurie crispante avec ses questions à la noix.

 

Comprenez-moi bien ! Chloé et moi ne sommes pas du tout, mais pas du tout, jalouses de Laurie. Seulement, nous habitons ici, à Kez-Traou, toute l’année ; et Laurie ne vient que pour les vacances. Il est donc parfaitement injuste que, dès son arrivée, le 1er juillet, alors qu’elle achetait un diffuseur anti-moustiques chez Comod, un garçon soit tombé amoureux fou d’elle, n’est-ce pas ? Ce garçon était Hubert.

 

Le pire, ce n’est pas que Laurie l’ait séduit sans même claquer des doigts, ni qu’elle soit beaucoup plus jeune que nous (elle a pourtant quatre ans de moins que Chloé et deux de moins que moi), ni même qu’elle soit jolie (et elle est drôlement jolie !). Non, le pire du pire, c’est que Laurie s’en fiche éperdument. Les garçons, ça n’a pas l’air de l’intéresser du tout !

 

Hubert a souri, il a réfléchi et, impérial, a accouché de la réponse suivante :

 

- Ni l’une ni l’autre… C’est toi que je préfère…

 

Laurie l’a regardé bouche bée et elle a éclaté de rire. Moi et Chloé, on l’a bientôt imitée, à l’ahurissement de Hubert.

 

- Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?

 

- Rien, a répondu Laurie. C’est bien là le problème.

 

Elle ne riait plus, elle semblait s’être retirée dans un pays très lointain de sa personne.

 

Hubert s’est senti obligé d’être vexé. Et d’en avoir l’air. Si bien qu’on est toutes reparties à pouffer. Ce qui a extirpé Colin-Six Ans de son examen de l’Amour-Feuilletant-mmhpplp-ffsstt-Un-Magazine.

 

Mon petit frère s’est tourné vers moi, résolument perplexe, et m’a chuchoté à l'oreille :

 

- Dis… Ze crois que le monsieur, il veut piquer le chewing-gum à la dame.

 

J’ai ouvert la bouche pour expliquer que meu-non meu-non, ces deux zigotos ne faisaient qu’échanger des bisous. Mais je n’ai eu le temps de rien. Chloé avait entendu. Chloé a des oreilles paraboliques ; en s’exerçant un peu, elle capterait des émissions satellites. Elle s’est tournée vers Colin-Six Ans :

 

- Quand on porte un prénom de poisson, lui a-t-elle dit, on fait comme la carpe, on se tait.

 

Ce n’était pas du meilleur goût, j’en conviens. Mais avez-vous déjà vécu l’enfer de quatre jours de pluie pendant les grandes vacances ? Je vous affirme qu’on pardonnerait aux poules de pondre des œufs octogonaux.

 

- Tu parles à cet enfant comme à un débile, a noté Laurie.

 

Elle a dit cela le plus tranquillement du monde, sur ce ton « à la Laurie » qui vous cloue le bec et vous file l’impression glaçante d’être la reine des courges.
 Tout d'abord, Chloé n’a pas pipé mot. L’atmosphère est devenue aussi lourde que mes bottes caoutchouc qui avaient pris toutes les flaques sur le chemin de l’hôtel. Puis :

 

- Je ne prends pas ce gosse pour un débile, a dit Chloé. Je suis seulement atterrée par son manque de romantisme.

 

Elle parlait à voix basse pour ne pas être entendue des amoureux à l’autre bout du salon de lecture. Mais ils nous prêtaient autant d’attention qu’à leurs premières Converse, mmhpplh, ffsstt…

 

- Colin n’a pas encore l’âge bête, a repris Laurie. Et qu'appelles-tu romantisme ? Collectionner les photos d’acteurs de séries télé ?

 

- Ze veux un chewing-gum, a dit Colin-Six Ans.

 

- Je collectionne les photos d'artistes parce que je les trouve beaux, a rétorqué Chloé, très piquée, à Laurie.

 

- Ze veux un Malabar.

 

Laurie a haussé les épaules.

 

- Pas besoin de chercher si loin. Le Prince Charmant ne passe pas obligatoirement à la télé.

 

- Oh ! Parce que tu crois au Prince Charmant ? Toi… ?!

 

- Pourquoi pas ? a riposté Laurie paisiblement.

 

- Ze veux un Malabar.

 

- Avec des yeux bleus… poursuivait Chloé.

 

- Non, un Malabar sans zyeux.

 

- Galopant sur son cheval blanc et tout et tout ?

 

- Ze veux un Malabar qui galope pas.

 

- Je ne te parle pas, Colin. Et je ne te croyais pas aussi vachement démodée, Laurie.

 

- TON idée de Prince Charmant est démodée, a soupiré Laurie. Mon Prince Charmant à moi pourra rouler en baskets, pieds nus ou en jet-ski…

 

- Tu veux que j’emprunte la mob de mon frère ? lui a susurré Hubert, plein d’espoir.

 

- … et ses yeux pourront être bleus, noirs ou orange, je ne lui demanderai qu'une chose…

 

- C’est comment, des yeux oranze ? s’est enquis Colin-Six Ans.

 

 - … je ne lui demanderai qu’une chose. C’est d’être… « mon prince ».

 

- Je ne suis pas contre, a risqué Hubert.

 

Gros sabots d’Hubert. Laurie l’a regardé. Un regard gentil, charitable. Le genre de regard que je n’aimerais pas qu’on m’offre.

 

- Si tu étais lui, a-t-elle riposté, tu le saurais déjà !

 

Il y a eu un petit silence. Brusquement, Laurie a vérifié l’heure et s’est levée pour enfiler son ciré.

 

J’ai promis à papa de l’attendre sur le ponton, s’est-elle excusée. Il est parti pêcher ce matin à l’aube.

 

- Rendez-vous chez Gino ? a demandé Hubert. Sept heures ?

 

Laurie a baissé les yeux et s’est souri à elle-même :

 

- Dommage, a-t-elle chuchoté, que tu ne sois un morceau de sucre et moi une petite cuillère.

 

Il l’a dévisagée sans comprendre.

 

- Je pourrais, a-t-elle expliqué, me débarrasser de toi en te donnant rendez-vous dans un café… Une tasse de café bien sûr !

 

Et elle est sortie en riant sous la pluie.

 

***

 

- Quelle pimbêche…


Chloé baissa à nouveau la voix, à cause des amoureux, là-bas, et parce que quelqu’un entrait dans le salon de lecture : un garçon brun, avec des lunettes, qui venait choisir des livres. Elle murmura :

 

- On devrait lui donner une leçon !

 

- Donne-moi un Malabar d’abord, rétorqua Colin-Six Ans. Z’ai demandé en premier.

 

- Si on lui dénichait un Prince Charmant, à Laurie ? reprit Chloé.

 

- Mais puisque je suis là ! fit Hubert avec une grimace à la Prince Dracula.

 

- Tu n’es pas le genre du prince qui est son genre de prince, dis-je, pour être gentille avec Hubert.

 

- Trouver un chewing-gum pour Colin-Six Ans, c’est facile ! soupira Hubert. On sait que ça pousse dans les boulangeries. Mais ça pousse où, les Prince Charmant ?

 

Ce fut le moment où les amoureux abandonnèrent leur canapé pour partir. Le garçon à lunettes qui choisissait ses livres se tourna à demi pour leur murmurer au revoir. Il avait un beau regard. Comment le décrire ? S’il existe des chats avec des yeux noirs, eh bien ce garçon avait des yeux de chat.

 

- On va lui trouver un « prince » intelligent, romantique, tendre, amoureux, beau, riche…

 

Je poussai un gémissement :

 

- Si tu connais un tel garçon, pourquoi en parler à Laurie ? Laisse-le moi !

 

- Mais il n’existe pas ! On va l’inventer. Écoutez…

 

Le bout du nez de Chloé remua avec une perfide gaieté.

 

- On va écrire à Laurie. Une lettre d’amour signée… « Le Prince Charmant » !

 

- Et alors ? dis-je.

 

- Ce Prince Charmant donnera rendez-vous à Laurie.

 

- Et alors ? dit Hubert.

 

- On ira au même rendez-vous. On la regardera attendre.

 

- Et alors ? fit Colin-Six Ans.

 

- Alors, je veux voir la tête de cette pimbêche quand elle comprendra que son Prince Charmant, c’est nous !

 

 ***

 

Le lendemain matin, Laurie me téléphona. Elle voulait absolument me parler. On convint de se retrouver chez Gino, le glacier. Le remblai était désert. Quand elle arriva, elle était tête nue malgré la pluie, elle marchait comme si elle flottait.

 

- Salut, dit-elle à voix basse, en s’asseyant.

 

Elle but son milk-shake en silence. Je me taisais aussi, pas très à mon aise. Enfin, elle sortit une enveloppe de sa poche… Et mon cœur s’arrêta.

 

Je connaissais bien cette enveloppe ! Elle contenait une lettre avec un poème volé à Verlaine, ainsi qu’un rendez-vous : « Ce soir, à 17 heures, sous le poteau indicateur de la Pointe des Goélands. Signé : Le Prince Charmant ». La lettre que Chloé, Hubert et moi lui avions écrite et glissée hier soir dans sa boîte.

 

L’idée me vint subitement que Laurie n’avait pas pu gober cette histoire imbécile. Elle m’avait fait venir pour me confondre… Me faire honte… Me dire qu’elle avait tout compris !

 

Mais elle caressa la lettre, en murmurant :

 

- Tu sais, à l’hôtel de Chloé…

 

Elle se tut. Son regard flotta, comme sa démarche tout à l’heure.

 

- Euh, eh bien… ?

 

Bon sang ! C’était ma voix, ça ? J’ai toussoté. Laurie n’a rien remarqué, elle a continué :

 

- Je n’en ai parlé à personne, tu es la première… À l’hôtel de Chloé, il y a un garçon. Il est arrivé dimanche. Il passe ses vacances ici. Il est venu seul avec son père.

 

J’ai avalé ma salive. Quel rapport avec notre lettre ? Quel rapport avec le Prince Charmant ?

 

Laurie a plongé brusquement ses yeux dans les miens, ils scintillaient comme aux reflets d’un feu d’artifice qu’il m’était interdit te voir. Elle a souri :

 

- On s’est rencontrés plein de fois, lui et moi. Sur la plage. Sur le remblai. En ville. On se sourit, on s’observe, mais on n’a jamais osé se parler. Alors, devine ce qu’il vient de faire ? Il… il m’a écrit ! Il veut me voir.

 

Là, j’ai carrément failli tomber de ma chaise, direct dans les pommes. Le Prince Charmant de Laurie existait ! Il existait pour de vrai ! Sauf qu’il n’était pas du tout celui de la lettre !

 

- Il m’a envoyé un poème. C’est drôle, c’est mon poème préféré. Verlaine. Il l’a deviné. C’est un signe, ça hein ?

 

J’ai baissé le nez dans mon milk-shake. Il n’a rien deviné, Laurie, c’est toi qui m’as parlé de ce poème, aux dernières vacances de Pâques, tu ne te rappelles pas ?

 

- Tu… tu… (j’ai toussé derechef, j’étais vraiment mal)… Tu es sûre que c’est lui ? Il a… signé ?

  

- Il a signé… sans signer. Mais ça ne peut être que lui.

 

- Il… hum, il est beau ? (juste pour dire quelque chose).

 

- Il est plus que ça ! Il a des yeux de chat… Des yeux noirs de chat.

 

***

 

16 heures 55. Nous avions choisi la Pointe aux Goélands comme lieu de rendez-vous à cause des buissons où l’on pouvait s’abriter en cas de pluie et espionner. Et il pleuvait. Et on espionnait.

 

Nous étions enfouis dans nos cirés au creux des buissons. Et, dans mon cœur, enfouie aussi, une mortelle sensation de trahison. J’étais la seule personne à qui Laurie avait confié son secret, elle m’avait fait confiance. Je me sentais nulle. Nulle d’avoir monté un mensonge si gros, si cruel. Nulle de n'avoir pas eu le courage de tout lui avouer. Nulle de continuer toute cette comédie. Nulle.

 

17 heures. Sous le poteau indicateur, à quinze mètres des buissons où nous étions cachés, un vélo freina. C’était Laurie, en imper bleu et bonnet de marin. La pluie glissait sur ses joues. Elle releva son col et se mit à attendre.

 

À côté de moi, Chloé se pinçait les narines pour ricaner sans bruit. Elle se pencha vers Hubert :

 

- On récapitule… Tu arrives par le haut de la route, la tête planquée sous ta capuche. Arrivé devant elle, tu te découvres… et on sort des buissons en criant « Prince Charmant-Prince Gnangnan ! »

 

C’était débile. J’avais mal au cœur. J’avais mal aux yeux. J’avais mal à mon amitié pour Laurie. Et si je sortais en criant, là ? Tout de suite ? En hurlant : « On t’a menti, Laurie !!! »

 

17 heures 03. Une sonnette de vélo… Au loin, un petit point mobile, un cycliste, fendait les gouttes et roulait dans notre direction.

 

- Laisse-le passer, fit Chloé à Hubert. Tu iras après.

 

Le cycliste allait doucement malgré la pluie. Il portait un ciré jaune de pêcheur dont la vaste capuche retombait sur son nez.

 

- Hé ! s’exclama soudain Chloé en me pinçant. Qu’est-ce qu’il fabrique ?

 

Le ciré jaune venait de stopper sa machine. Il nous tournait le dos, on ne voyait pas qui c’était.

 

Il descendit de selle et s’arrêta face à Laurie, d’abord sans un mot, puis on l’entendit lui dire :

 

- Salut, princesse.

 

Ce qui passa alors, sur le visage de notre copine, personne ne pourra jamais le décrire. Ce fut un éclair, une lumière qui jaillit de ses yeux et parut monter droit de son âme. Si le bonheur est une étincelle, le visage de Laurie, à cet instant-là, fut une explosion d’étincelles.

 

Nous demeurions silencieux, conscients qu'il se passait quelque chose d'imprévu, de bizarre, quelque chose d’incroyable qu’on ne comprenait pas.

 

Après un long temps immobile, nous vîmes Laurie enfourcher son vélo et le ciré jaune faire de même. Ils se mirent à rouler tous les deux sous l’averse en direction de la mer. Et tandis qu’ils passaient près de nous sans nous voir, j’aperçus enfin la figure du cycliste sous la capuche jaune.

 

C’était celle d’un garçon à lunettes, avec des yeux noirs. Des yeux de chat très heureux.

 

- Où… où c’est qu’il l’embarque ? a bredouillé Hubert. Qui c’est, celui-là ?

 

Je me suis levée, j’ai redressé mon vélo noyé dans les feuillages des buissons. Je me sentais soulagée. J’avais envie de rire.

 

Je me rappelais que, l’autre jour, au Grand Hôtel du Kez-Traou et de la Plage, tandis qu’on échafaudait notre farce dans le salon de lecture, le garçon aux yeux de chat derrière ses lunettes mettait drôlement longtemps à choisir ses bouquins.

 

 

 

 

 


   + d'infos sur

   l'auteur