Midi. Le jardin respire avec peine. Les fleurs, les feuilles, les brins d’herbe même ont perdu leur maintien. Il règne partout, dans les massifs, sur la pelouse, quelque chose d’exténué et de suppliant. Le gravier de l’allée n’a jamais été aussi lisse, aussi blanc. Les cailloux triomphent en silence.

 

Je suis arrivée hier, sur convocation téléphonique. Ma mère reçoit tous les ans, à la fin du mois d’août, pour l’anniversaire de mon père. Tous les ans, elle a besoin d’aide. De mon aide, tous les ans.

 

- Je ne peux pas demander à tes sœurs, m’explique-t-elle. Elles ont une famille. Toi, ce n’est pas pareil. Quand on n’a pas de mari ni de gosses…

 

Il faut que je quitte le cabinet en catastrophe, que je prenne ma voiture au garage et que j’avale les kilomètres. L’asphalte scintille sur l’autoroute, j’ai la migraine, mais je suis à l’heure pour le dîner. Il reste de nombreux détails à régler et, pour des raisons anciennes, on aime m’entendre et ne pas m’écouter.

 

Je gare ma voiture dans l’allée. Les rosiers ont été taillés, les volets repeints en bleu lavande. La vieille maison familiale est pimpante. Et pimpante ma mère, qui m’attend sur le perron.

 

- Je t’ai fait préparer une chambre dans l’aile gauche, dit-elle. Il fera beau demain, ton père a écouté la météo.

 

Hier était étouffant. Aujourd’hui est écrasant. Le ciel exauce les prières de mon père. C’est l’enfer.

 

Muriel est allongé sous la tonnelle. De minute en minute, son corps s’écrase, un peu plus plat sur le carrelage de la terrasse. Sous la peau, ses organes descendent et se pressent. Ils tentent désespérément d’atteindre la fraîcheur du sol. Sa langue violette palpite entre ses babines blanches.

 

C’est une drôle d’idée qu’ont eue mes parents d’appeler leur chien Muriel.

 

- Ce n’est pas moi qui ai choisi ! proteste ma mère quand j’en fais la remarque. Il est de l’année des M ! Tu ne voudrais pas qu’on le débaptise…

 

- Mais c’est un mâle…

 

- Hé bien, c’est parfait. Comme ça, il n’y a pas de confusion possible.

 

Mon père ne dit rien. Il me regarde brièvement et secoue la tête. On dirait qu’il se débarrasse d’une feuille sèche qui lui serait tombée sur le sommet du crâne. Mon père pense que je suis une emmerdeuse. Il le pense depuis longtemps, il l’a toujours pensé.

 

- Quelle emmerdeuse, pense-t-il donc. Tout ça pour une histoire de nom…

 

Il pose une soucoupe pleine d’eau devant son chien qui halète. Les côtes se soulèvent, tantôt lentes, tantôt rapides, comme si elles voulaient s’arracher d’un coup à sa panse gonflée. Muriel se fait vieux. Les journées d’été lui sont un peu plus pénibles chaque année. Je l’achèverais volontiers, si sa mort n’était pas si proche. Pas besoin de la pousser, elle arrive, elle est là.

 

Un bruit de moteur croît et s’éteint. On s’est garé devant la grille. Un livreur, sûrement. Ma mère crie dans la cuisine. C’est moi qu’elle appelle.

- Muriel ! Les fleurs !

 

Pour l’anniversaire de mon père, cette année, ma mère donne un thé. Elle claironne que le thé convient aux enfants, arrange les parents, et qu’on peut y recevoir des gens qu’on n’a pas forcément envie d’avoir à dîner.

 

- Et puis, ton père n’aime plus veiller.

 

Je me demande ce que mon père aime encore. À supposer qu’il ait aimé.

 

- Le fleuriste est là ! répète ma mère. Muriel !

 

J’aimerais que Muriel se lève en aboyant. Mais il est encore plus sourd que ma mère. Et de toute façon, il n’a jamais répondu à son nom. À mon nom. Il n’a jamais répondu. Dans le fond, il ressemble à mon père. Pourquoi faut-il que ce soit mon nom qu’il porte ?

 

Pour les pivoines aussi, c’est la fin de la saison. Elles sont hirsutes, débraillées, parfumées. Poudre pâle, incarnat. Épanouies à mourir.

 

Ma mère a chaussé ses lunettes pour détailler la facture.

 

- J’espérais que vous feriez un geste, dit-elle en repliant sa monture d’un geste sec. Compte tenu de la quantité.

 

Le chauffeur remonte sur son épaule la manche de son polo. Il essuie son front. Il soupire.

 

- C’est pas moi qui fais les prix.

 

- J’entends bien, réplique ma mère qui n’a pas de temps à perdre avec les sous-fifres.

 

Elle se tourne vers moi.

 

- Muriel, un bouquet sur chaque table.

 

Je sors, suivie du chauffeur. À l’arrière de la camionnette, les fleurs ont souffert. Les grosses têtes ébouriffées chancellent sur les tiges.

 

À mon arrivée, hier soir, les tentes étaient déjà montées. Dans la matinée, le loueur est venu installer les tables et les sièges. On attend les roulottes de barbe à papa qui seront, j’en ai peur, la principale attraction de la fête.

 

- La barbe à papa, c’est vous aussi ?

 

Nous marchons lentement, chargés de bouquets. J’ai compté qu’il nous faudrait une demi-douzaine d’allers-retours pour vider la camionnette. Nous épargnons nos forces.

 

- C’est le collègue, dit le chauffeur. Pour le sucre, on est sur trois couleurs.

 

- Ne me dites pas… Bleu, blanc, rouge ?

 

- Rose. Tendance pivoine. On ne fait pas le rouge.

 

Je n’ai pas le courage de lever la tête pour le regarder. Reflétée par le gravier, la lumière m’éblouit. Mais je devine qu’il sourit. Je me souviens de ses pommettes aiguës, de sa lèvre supérieure épaisse, du faisceau des tendons et des muscles sous la peau brune de ses bras. Je me rappelle des traits de son visage et des lignes de son corps, alors que nous marchons côte à côte et que je pourrais, si je le voulais, tourner les yeux vers lui et le voir. J’entends son souffle, je respire le parfum léger de sa transpiration qui se mélange à celui des pivoines.

 

Quand il s’est présenté à ma mère, tout à l’heure, il avait la gaucherie des hommes que leur beauté encombre. Son regard excusait l’amande de ses yeux, son sourire la pulpe de ses lèvres. Il se gardait d’un trop grand naturel, comme si ce qu’il avait à montrer de lui, en forçant le regard, constituait une sorte d’impolitesse, une manière d’arrogance.

 

Mais c’était faire à ma mère beaucoup de crédit que de l’imaginer troublée par cette grâce inquiète. Sans ses lunettes, elle n’y voit rien. Et de toute façon, d’un chauffeur, elle n’a jamais regardé que la voiture.

 

Les tiges des pivoines sont maintenues dans des sacs transparents remplis d’eau. Quand je pose le bouquet sur la table, le sac s’affaisse. Lesté, le bouquet tient debout. Des guêpes folles vrombissent autour des sacs, leurs antennes s’accrochent au reflet de l’eau.

 

Les tentes ne protègent pas de la chaleur. Fermées sur trois côtés par des rabats de tissu rayé, elles la conservent. Elles l’augmentent. J’essuie le dessus de ma lèvre.

 

- Il a longtemps que vous travaillez pour eux ?

 

Du plat de la main, le chauffeur repasse lentement les nappes sur les tables. Je réfléchis.

 

- Des années. Je ne compte même plus.

 

- Elle doit pas être facile, la vieille. Enfin, je suppose que vous trouvez votre compte.

 

- Financièrement, je m’en sors.

 

- C’est déjà pas mal. Surtout en ce moment.

 

Il me regarde et il sourit gentiment. Les nappes sont tendues, les bouquets disposés. Le pavillon des gaufres et la fontaine de chocolat arriveront dans deux heures, avec le traiteur et la barbe à papa, et juste avant les convives.

 

Je n’ai plus qu’à attendre. Je lui proposerais bien de boire un verre. Mais il n’est pas question de l’emmener dans la maison, ma mère tourne au rez-de-chaussée.

 

- Vous voulez que je vous apporte quelque chose à boire ?

 

- Avec plaisir.

 

- Une bière ?

 

- Du jus d’orange plutôt, ou de l’eau, je meurs de soif.

 

J’aime comme il prononce le mot « soif », j’aime imaginer quand l’eau remplit sa bouche.

 

- On peut se tutoyer, lance-t-il. Si ça ne te dérange pas.

 

La cave est remplie de jus de fruits, mais j’ai pris de l’eau, une grande bouteille un peu givrée. Je n’ai pas apporté de verre, ni de gobelet, j’ai envie de porter ma bouche au goulot où il aura posé la sienne, c’est moi qui suis givrée. J’ai beau avoir quitté l’adolescence depuis longtemps, j’ai peur que mon désir se voie sur mon visage, j’essaie de ne plus désirer pour ne pas être découverte. Pour me punir, je m’oblige à penser à Lady Chatterley dansant nue sous la pluie avec le garde-chasse Parkin. Je suis ridicule. Je ne désire plus rien. J’ai seulement chaud.

 

Il m’attend assis au pied de l’acacia. Il s’est adossé au tronc. Les buissons d’hortensias le dissimulent à demi. C’est là que je me cachais, quand j’étais enfant. Derrière le massif, c’était ma maison. Je m’assieds à côté de lui et je lui tends la bouteille. Il boit. Il revisse le bouchon d’un geste sec. Il garde contre lui la bouteille que je n’ose pas lui réclamer. Je n’ai même plus soif. Je voudrais juste être l’eau dans sa bouche, la bouteille sur son ventre.

 

De la maison, j’entends ma mère crier :

 

- Muriel ! Muriel, enfin !

 

Je sais, à sa voix, que c’est le chien qu’elle houspille. Il a pissé sur le carrelage, ou alors il s’est une fois encore installé dans un des fauteuils du salon.

 

- On t’appelle, remarque mon voisin d’arbre, son épaule touche la mienne.

 

- Ce n’est pas moi, c’est le chien.

 

Il me fixe d’un air intrigué.

 

- Il s’appelle Muriel ? Comme toi ?

 

- Oui.

 

- Ils auraient dû changer quand ils t’ont embauchée. C’est moche de partager son nom avec un chien.

 

- On s’habitue. De toute façon, j’étais là avant lui.

 

- Tu ne devrais pas te laisser faire. Des gens de maison, avec de l’expérience, on en demande toujours. Tu peux démissionner. Tu sais ça ?

 

- Je sais.

 

Mais ce n’est pas vrai. Je ne sais pas. C’est une chose à laquelle je n’ai jamais réfléchi, jusqu’ici. Démissionner. Laisser ma mère, mon père, mes sœurs et tous leurs maris, avec tous leurs enfants, leurs amis, leurs anniversaires, et le chien Muriel. Rendre mon tablier. Partir. Adieu.

 

Quand il me demande si je suis tenue d’assister à la réception (il dit : « C’est compris dans ton service ? »), j’hésite. Personne ne m’a invitée, après tout. Pas vraiment. On m’a demandé de venir donner un coup de main. C’est autre chose.

 

- Si tu veux, on prend la camionnette et je t’emmène à la plage.

 

- J’ai pas de maillot.

 

- Pas grave. Tu te baigneras en robe.

 

Il se tourne vers moi et écarquille les yeux.

 

- Ou sans. C’est toi qui vois.

 

Je ne réponds pas. J’ai la bouche sèche.

 

- Je te ramène en fin d’après-midi. Pour t’occuper du coucher et tout ça. Tu dois bien avoir relâche le week-end, non ?

 

- Je prends plutôt mes jours en semaine.

 

- Pour une fois… Avec un peu de chance, ils ne verront même pas que tu n’es pas là.

 

À cette heure, ils font la sieste. Mon père somnole devant la télévision, ma mère s’est allongée dans sa chambre. Il n’y a que Muriel pour me voir passer devant la maison. Il nous suit des yeux quand nous remontons l’allée, aplati sur son carrelage, trop fatigué pour seulement lever la tête. Pauvre vieux.

 

Mon compagnon glisse la clé de contact sous le tableau de bord. Je pense à la brûlure du sable sur la plante des pieds, puis à l’eau sombre quand elle embrasse le corps et le saisit.

 

La camionnette sent la fleur et l’essence. Je serai de retour en fin de journée. Ou jamais. Qui sait.

 

 

 


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