J'ai découvert la pêche lorsque j'avais six ans. Depuis, je ne me suis jamais arrêté. Chaque jour, je me lève dès l’aurore pour aller taquiner la truite et le goujon. Bien entendu, c'est en rivière que je pratique. Pas question de laisser flotter un bouchon sur les eaux mortes d'un lac pour remonter, après deux heures de sieste, un vieux brochet ou, pire encore, un silure flasque et répugnant. Pas question non plus de se faire guider en haute mer sur un bateau à moteur bruyant. La pêche, c'est avant tout une affaire de solitude. C'est une méditation, un moment de plénitude où l'on entre en communion avec la nature. Le problème, c'est que, une fois marié, tous ces trucs sur la transcendance et tout le bazar, je ne les ai plus connus que par le souvenir. Car après le jour de mes noces, mes parties de pêche, ça a toujours été la nature, moi… et Martine.

 

Au début, sa présence ne me dérangeait pas. Elle se levait dès potron-minet pour m'accompagner, et quel que fût le temps. Elle venait avec moi, s'installait sur un fauteuil pliant au bord de la rivière et feuilletait des magazines ou se plongeait dans un roman. Pendant qu’elle lisait, je remontais le cours d'eau, cherchais l'endroit parfait pour lancer ma mouche. Un de ces endroits cachés que le soleil éclaire à travers les arbres ; car c'est là que se trouvent les truites. Avec un peu de patience, on peut les voir s'approcher de la surface, venir chauffer leur flanc dans le rai de lumière. Alors commence le duel entre l'homme et le poisson.

 

Mais ces moments magiques, je vous l'ai dit, c'était terminé. D'autant que Martine, depuis quelques semaines, avait du mal à rester sur son fauteuil. Il faut dire que maintenant que je suis à la retraite, j’y vais tous les jours, à la pêche. Comprenez-moi. Ça faisait des lustres que j'attendais ça. Seulement Martine, la lecture sur son pliant, ça l'a peut-être amusée quand ce n'était que le dimanche, mais ça l'a très vite barbée quand c'est devenu tous les jours. Alors, pour tromper son ennui, elle a pris l'habitude de me suivre le long de la rivière et de me faire la conversation depuis la berge. J'ai bien tenté d'aller plus loin encore, là où poussent des ronces, pour me cacher un peu, mais ce n'était pas un bon endroit pour pêcher. J'ai essayé de lui monter une ligne pour qu'elle reste près de la voiture sous les arbres. C'est un coin parfait pour les ablettes. Dès que vous jetez votre hameçon, il y en a deux ou trois qui viennent tourner autour. Ça ne met pas longtemps à mordre. C'est une pêche qui amuse les enfants et les novices. Mais Martine, ce qu'elle voulait, c'était être avec moi et parler. Ce que je voulais, c'était le silence et, surtout, la solitude. Ça ne pouvait plus durer. J’ai fini par le lui dire :

 

- Martine, ça ne peut plus durer. Tu ne peux pas me suivre partout et parler tout le temps. La pêche, c'est d'abord le silence, tu comprends ?

 

Elle comprenait. Mais elle en avait assez de rester seule, elle voulait être avec moi. C'est comme ça qu'elle l'avait imaginée, la retraite : avec moi. Mais moi, cette retraite que j'avais attendue toute ma vie, ce n'était pas du tout comme ça que je la voyais. Pas du tout. Alors, j'ai réalisé qu'il n'y avait plus qu'une solution.

 

- Martine, je vais t'apprendre à pêcher à la mouche.

 

On est allé au magasin de pêche pour équiper Martine de la tête aux pieds. Les cannes, j'en avais suffisamment pour lui en passer une. Mais côté vestimentaire, elle n'avait rien. On a d'abord pris un chapeau, avec ce qu'il faut pour y accrocher les mouches de rechange ; puis un gilet sans manches pour plus d'aisance, et multipoches pour le petit matériel. On a aussi pris une chemise de laine et un pantalon, et pour finir, une paire de cuissardes en caoutchouc. C'est important les cuissardes. C'est même indispensable.

 

Le lendemain, on est allé pêcher ensemble. Je lui ai montré les gestes, lui ai appris à fouetter avec son poignet pour venir poser la mouche juste à l'endroit où elle voulait. Je dois reconnaître que Martine était assez bonne élève. Très vite, elle a su se débrouiller. Au bout de quinze jours, elle maîtrisait la technique. Elle était même devenue redoutable. Elle était capable à vingt-cinq mètres de poser sa mouche dans une tache de soleil à la surface de l'eau et de l'y maintenir par une manœuvre que je n'avais jamais vue jusqu'alors et qu'elle avait, il faut le croire, inventée. Elle fléchissait légèrement les genoux, ramenait ses épaules vers l'arrière et faisait pivoter son torse par à-coups dans le sens inverse du courant. Il ne se passait guère plus de deux ou trois minutes entre l'amerrissage de la mouche et la première touche. Elle attrapait une truite toutes les dix minutes. Ça la rendait joyeuse ; elle rigolait. De mon côté, j'essayais de reproduire ses manœuvres pour maintenir mon appât au bon endroit mais je n'y parvenais pas et restais moins performant que mon élève. C'était rageant.

 

Alors, je lui ai suggéré un endroit plus en aval sur la rivière. Le cours d'eau y est à la fois calme et puissant. Une courbe précipite le débit de l'eau mais à l'extérieur la rive s'est creusée et une fosse profonde de trois mètres au moins s'y est formée. Il faut marcher sur les rochers pour s'en approcher et résister aux rapides qui bouillonnent tout autour, mais avec un peu de patience, on peut en sortir des truites de cinq livres qui vivent là depuis des années.

 

Martine a lancé sa mouche. Pile au milieu du bassin, comme d'habitude. La mouche a commencé à dériver ; alors Martine a pratiqué sa technique. Genoux fléchis, épaules en arrière, pivot du torse. Mais le courant était plus fort ici, et la mouche s'est dirigée vers les rapides. En équilibre sur les rochers glissants, Martine poursuivait ses manœuvres. Je regardais la scène depuis la berge, certain de ce qui allait suivre.

 

Cela n'a pas manqué. Martine a fléchi davantage les genoux, trop, et l'eau s'est engouffrée dans ses cuissardes. Une erreur de débutant. Elle a perdu l’équilibre et le courant l’a entraînée vers les eaux profondes de la rivière où, ses deux bottes remplies d’eau, elle a coulé à pic.

 

Je vous l'ai dit : la pêche, c'est une affaire de solitude. L'homme et la nature. C'est tout.

 

   

 

 


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